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mercredi 11 mai 2011

L’échappée-belle, Portrait de Zeina Daccache

Le 2 Avril dernier, des émeutes éclataient au sein de la prison de Roumieh à Beyrouth où s’entassent 65% des détenus du pays : plus de 4000 y sont entassés actuellement, alors qu’il n’y a que 1500 places et que seuls 700 d’entre eux auraient été effectivement condamnés (source : iloubnan). L’armée est intervenue pour ramener le calme, mais durant tout le mois d’Avril la situation est demeurée très tendue avec plusieurs flambées de violence, et la mort d’au moins trois détenus. Les familles des détenus ont également organisé des manifestations, mais certains leaders politiques ont profité des quelques dérapages pour en limiter la portée à une manoeuvre politique (Cf. notre précédente chronique pour comprendre pourquoi ‘tout est politique au Liban’). Ce sont pourtant bien les conditions de détention déplorables qui sont à l’origine de ce mouvement de révolte, constituant de fait, avec la détention arbitraire, l’une des principales préoccupations des défenseurs des Droits de l’Homme au Liban (voir le rapport du Centre libanais des droits humains, ici).

Loin de l’entre soi du théâtre libanais
C’est dans cette prison, qui fait régulièrement la une des médias libanais, que Zeina Daccache, jeune comédienne et metteuse en scène de théâtre de 32 ans, conduit un projet de dramathérapie (thérapie par le théâtre) depuis 3 ans. Nous rencontrons Zeina autour d’une table de mezze libanais dans un restaurant renommé de Beyrouth. Grande, décontractée, le sourire félin, elle a une classe familière qui nous met immédiatement à l’aise. La conversation embraye naturellement et Zeina semble ravie de parler d’elle et de son projet tout en laissant libre court à des digressions féministes, politiques (Ben Ali vient tout juste de tomber) et bien sûr dramaturgiques. Elle parle haut et fort tout en attaquant sans ménagement un délicieux plat de foie cru.

Nous commençons par suivre les tâtonnements de cette jeune femme passionnée par le théâtre depuis l’enfance. Elle étudie le théâtre au Liban puis, comme nombre de ses compatriotes, elle part poursuivre ses études à l’étranger : à Londres, chez Philippe Gaulier. Ce dernier lui fait découvrir qu’il est possible «d’amener le théâtre autre part, dans les zones d’ombre». Avec le travail d’Armando Ponzo sur le théâtre en prison il s’agit là des principales sources qui ont inspiré sa démarche. Pour autant, le moteur de cette aventure c’est avant tout sa personnalité insatisfaite, insoumise à l’entre-soi étroit et élitiste de la scène libanaise où, avoue-t-elle, «on s’applaudit entre nous... Au fond, je me sentais inutile». A son retour au Liban en 2002, elle commence par travailler avec un centre pour toxicomanes. Toutefois, son objectif est clair comme de l’eau de roche : elle veut amener le théâtre en prison. Mais le chemin est encore tortueux dans ce paysage libanais où Zeina souhaite institutionnaliser la dramathérapie.

Le tortueux sentier qui mène aux geôles de Roumieh
Vient la guerre de 2006 opposant le Hezbollah à Israël avec ses 30 jours de bombardements continus qui vont s’avérer curieusement propices à la réflexion : «Pendant la guerre, nous étions tous au chômage, on était enfermé dans nos maisons à attendre. C’était un bon moment pour réfléchir, pour prendre des décisions». De cette retraite forcée, Zeina sortira métamorphosée de simple comédienne en directrice de l'association Catharsis : le centre libanais de dramathérapie (créée officiellement en 2007). Elle obtient le soutien de l’association de Défense des droits et des libertés fondée par l’avocat Ziad Baroud, qui deviendra quelques années plus tard ministre de l’intérieur, et le député Ghassan Mkhaiber. De même, elle parvient à faire financier son projet par la Commission européenne et met toute son énergie pour déplacer les montagnes de paperasses libanaises qui obstruent son entrée en prison.

Après plus d’un an à férailler ferme, à l’automne 2007, elle finit par triompher des démarches administratives (22 autorisations) et, alors qu’elle s’apprête à passer la porte du pénitencier, coup de théâtre, des émeutes éclatent à Roumieh. La prison où l’on trouve les détenus les plus célèbres du Liban fait la une des médias : généraux assassins présumés de Rafic Hariri et «terroristes» du camp palestinien de Nahr el Bared sont au coeur de la controverse. De nouveau le projet est bloqué, et Zeina d’assumer tout sourire sa candide obstination : «On en parlait tous les jours à la télé, et moi j’étais là et ‘pourquoi on pourrait pas faire du théâtre dans cette prison?’». Mais la force de caractère de la jeune femme, son ardeur et surtout son endurance finissent par payer : le 5 février 2008 elle peut enfin commencer à travailler avec les prisonniers. «Et depuis je n’ai pas arrêté».

Zeina et les 40 voleurs
Zeina se lance corps et âme dans le projet : elle veut créer avec les prisonniers une pièce intitulée 12 Libanais en colère, adaptation de la pièce de Reginald Rose 12 hommes en colère dans laquelle 12 jurés doivent décider de la culpabilité d’un jeune accusé. Avec une incroyable énergie, elle embarque 45 détenus dans ce projet, elle les secoue, leur rentre dedans et gagne le respect de ces hommes qui sont loin d’être des enfants de coeur (violeurs, assassins, dealers...). Il faut la voir quand elle engueule untel qui mange un sandwich tout en rendant la réplique, ou un autre qui ne s’est pas levé pour venir à la répétition. Mais elle mène aussi une vraie thérapie et invite chacun à se confier, à parler des rôles de leur vie passée, de ceux qu’ils aimeraient jouer... La pièce sera ainsi émaillée de monologues où ils vont à confesse. Elle parle à leurs tripes et cette énergie rejaillit sur ces comédiens amateurs qui, de nouveau, ou peut-être même pour la première fois, retrouvent dignité et humanité. Le théâtre est leur échappée-belle quand raisonne dans la prison le cri des hauts-parleurs : «ouvrez les cellules pour les gars du théâtre». Preuve de son autorité, mais aussi de l’affection qu’ils lui portent, les détenus l’ont surnommée Abou Ali (le père d’Ali, réputé pour sa poigne). Mais sa personnalité ne fait pas tout, et Zeina nous confie que c’est aussi le groupe et sa dynamique qui permet de réguler les tensions : un groupe fort et diversifié s’auto-gère, si le groupe est faible tout peut s’effondrer à la moindre difficulté. L'apprentissage du collectif est ainsi un élément clé pour ces prisonniers qui jusqu’ici vivaient seuls leur privation de liberté. La transfiguration des détenus, présentée dans le documentaire 12 Angry Lebanese (Cf. Bande-annonce ci-dessous), est sidérante : elle se lit sur les visages, elle s’entend dans leurs voix. L’un d'eux en donne toute la mesure : «Le problème avec cette pièce, c’est qu’elle a réveillée nos sentiments. Et quand les sentiments se réveillent on devient vulnérable. Moi, personnellement, j’ai été souvent très irrité de ressentir quelque chose à cause de ce projet. Mais j’ai eu la force de surmonter ça. [...] C’est ça le but, beaucoup plus que la pièce en elle-même.»

Finalement, la pièce est présentée en février et mars 2009 entre les murs de la prison de Roumieh à des personnes extérieures, sans qu’à aucun moment l’administration n’intervienne à des fins de censure. Zeina nous explique que la pièce, et plus généralement le théâtre, autorisent toutes les interprétations : «certains disaient : ‘c’est une métaphore du système judiciaire libanais’, d’autres que c’était contre la peine de mort...».

Les détenus entrent sur scène et se transforment en acteurs, pendant près d’une heure et demie il n’y a qu’eux. Les autres, les hommes libres, parmi lesquels on compte ministres et ambassadeurs, sont dans la pénombre. Le succès est immédiat, le public est touché en plein coeur et, rapidement, les prix pleuvent. Mais Zeina ne prend pas la grosse tête, elle continue avec persévérance son travail au quotidien, quand on lui demande comment elle résumerait cette expérience elle affirme que c’est «comme nager à contre-courant, et parfois j’ai l'impression que je ne sais plus faire que ça». Elle s’est désormais attelée à l’adaptation de la pièce Le Pendu de Robert Gurik, qui raconte l’histoire d’un bouc-émissaire pendu par les habitants de son village, encore un texte symbolique sur la culpabilité, l’oppression sociale et la vindicte populaire.

Quand nous la quittons, sur le parvis du resto, il est minuit passée et demain, aux aurores, comme à son habitude, elle remontera obstinément le courant qui la sépare de Roumieh.


L’entretien avec Zeina a été réalisé au mois de Janvier 2011, avant les émeutes mentionnées en introduction qui ont amené à la suspension temporaire du projet.

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