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jeudi 17 mars 2011

«Les questions intéressant la population», point de vue sur l’impasse libanaise

Le fleuve Beyrouth, un égout à ciel ouvert
« Rien ne marche au Liban ! »
Le 1er Décembre dernier, alors que nous faisions nos premiers pas sur le sol libanais, nous avons d’abord cru à un un coup du sort lorsque notre carte bleue a été bloquée dans le distributeur de l’aéroport de Beyrouth. Cependant, nous avons rapidement pris conscience que cette petite péripétie s’inscrivait dans un contexte généralisé de défaillance des services de base. A l’époque, le pays faisait face à une situation de sécheresse relativement aiguë : il n’avait plu qu’une fois depuis le mois de septembre et des coupures d’eau prolongées affectaient déjà une large partie de la population obligée de faire appel à des entreprises privées pour faire remplir leurs citernes. Ces dernières étaient d’ailleurs submergées et bien incapables de répondre à l’ampleur de la demande. Alors que certains habitants d’un même immeuble se cotisaient toutes les semaines pour payer une nouvelle citerne à 100 dollars, d’autres profitaient de la nuit tombée pour siphonner celles de leurs voisins. La tension autour des citernes devenait palpable et certaines inégalités d’autant plus criantes : tandis que beaucoup étaient privés d’eau pour leur consommation de base (vaisselle, douches, lessives...), d’autres plus fortunés faisaient laver leur voiture à grands jets sans aucun complexe. Devant telle pagaille, le ministre en charge pris à bras le corps le problème et déclara dans l’Orient le jour «Il pleuvra la semaine prochaine», offrant ainsi une véritable leçon de décision publique à la libanaise. De fait, si le pays est dans une position particulièrement favorable au regard des précipitations annuelles (661 mm/an), l’eau n’est plus aussi abondante que par le passé   (certaines études prévoient même que le pays devienne déficitaire d’ici 2015-2020) et sa gestion doit faire face à trois enjeux majeurs : 1/ les faibles capacités de stockage existantes pourtant nécessaires pour pallier aux 7 mois de saison sèche, 2/ les difficultés de capture de l’eau à proximité de la mer et 3/ les faiblesses des réseaux et du système de gestion existant (FAO, 2008). A titre d’exemple, sur les 310 millions m3 d’eaux usées générées chaque année, seuls 4 millions m3 sont re-traités quand on estime que 100 millions de m3 pourraient être réutilisés. De même, entre 35 et 50% de l’eau s’échappe des réseaux d’approvisionnement du fait de leur vétusté. Le Liban a donc plus que jamais besoin d’une politique forte et ambitieuse en la matière. 


Jeu : retrouve le fil d'alimentation de l'ampoule
Mais, si les carences de la politique libanaise de l’eau nous ont été révélées par ce contexte de sécheresse exceptionnel, le problème de l’électricité, chronique depuis la guerre civile libanaise (1975 - 1990), ne peut échapper à personne. En effet, le pays souffre de capacités de production très insuffisantes amenant la population à subir des coupures de courant journalières allant de 3 à 12 heures par jour et à recourir à des générateurs particulièrement coûteux. Cette situation d’une part freine la croissance du pays (manque à gagner de 2% d’après le FMI), et d’autre part provoque de fortes inégalités socio-spatiales dont nous avons été les témoins privilégiés. Habitant à la frontière sud-est de Beyrouth nous subissions beaucoup moins de coupures que nos amis habitant à quelques pâtés de maisons mais en banlieue, et qui devaient payer, en plus de leur abonnement mensuel à EDL (environ 20 000 LL, 10 euros), des factures exorbitantes de générateurs pouvant atteindre 100 000 LL (50 euros). Cette «politique» favorise donc le riche Beyroutin tandis que son coût est répercuté sur le modeste banlieusard. Par ailleurs, les générateurs n’ayant pas d’existence légale, le système est propice à toutes les dérives mafieuses. Pourtant d’importants investissements ont été menés dans le secteur (19,7% du total des investissements publics sur la période 1992-2004) dans le cadre de la reconstruction et ont permis d’augmenter sensiblement la production. 2 principaux facteurs permettent d’expliquer ce déficit productif chronique : 1/ le contexte géopolitique générant destructions récurrentes par l’armée israélienne des infrastructures électriques d’une part, et dépendance vis-à-vis de la Syrie pour l’approvisionnement en combustible des centrales, 2/ la mauvaise gestion du secteur caractérisé par le déficit astronomique de l’entreprise Electricité Du Liban (1 Milliard de $ par an environ), les recettes de la société ne couvrant que 40% des dépenses. Les coupures sont ainsi le plus souvent liées à des ruptures d’approvisionnement en carburant, elles-même liées à des défauts de paiement. Là encore le citoyen libanais fait les frais de l’absence d’une politique cohérente et ambitieuse alliant juste tarification (l’électricité étant aujourd’hui vendu moins cher que son coût de production), rénovation du réseau (en 2004, 15% de l’électricité produite était perdue du fait de sa vétusté) et lutte contre la fraude (en 2004, on estimait que 26% de la production était piratée, fraude fonctionnant parfois sur le mode du clientélisme politique).

Les exemples de ce type peuvent être multipliés : le Liban est un des pays où l’accès à Internet est le plus cher au monde, on paye quelqu’un qui vient tendre un câble et facture au minimum 30 $ par mois une connexion défaillante, idem pour avoir des chaines satellitaires piratées... Par accumulation, les câbles viennent envahir les rues constituant d’énormes toiles d’araignée emportées par le moindre coup de vent trop violent. Et les libanais de conclure, avec un beau sourire ironique, sur leur refrain favori : «et oui, rien ne marche au Liban !»

« Tout est politique »
Mais si «rien ne marche au Liban», n’est-ce pas, comme le disent aussi souvent les Libanais, parce que «tout est politique» ?  Et la politique au Liban, est, de l’avis général, nécessairement très compliquée. La grille de lecture occidentale distinguant Gauche et Droite, progressistes et conservateurs est relativement inopérante dans la mesure où la plupart des partis politiques reposent sur une base confessionnelle. Le parti socialiste progressiste en est un bon exemple, plutôt rangé à gauche de par ses valeurs, c’est avant tout le parti de la communauté Druze qui a ses dernières années noué des alliances successivement avec la droite chrétienne, puis avec le Hezbollah, conservateur s’il en est.

Tout parait donc très compliqué au premier abord dans la mesure où ce ne sont pas des programmes et des valeurs politiques qui s’affrontent mais des intérêts communautaires portés par des familles de leaders charismatiques (Jemayel, Harriri, Joumblat...) et donnant lieu à de perpétuels retournements d’alliance. Pourtant, on peut aussi voir les choses de manière relativement simple : Il n’y pas véritablement d’Etat, tout au plus un système administratif que chaque communauté essaie de détourner à son profit. Il est donc très difficile de voir émerger un intérêt général libanais et de réelles politiques publiques s’adressant à tous les libanais quelque soit leur appartenance communautaire. Les débats se focalisent sur des querelles politiciennes interminables sur la légitimité du gouvernement, l'élection du président de la République, les armes du Hezbollah et, dernière en date, l’affaire du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL). Ces querelles occupent tout l’espace politique, bloquent l’action du gouvernement et relèguent à l’arrière plan «les questions qui intéressent la population», expression communément usitée dans la presse pour désigner les politiques publiques essentielles telles que l’éducation, la santé, l’eau ou l’électricité... De fait, le citoyen libanais n’attend rien de l’Etat mais compte uniquement sur sa communauté et son chef pour prendre en charge ses besoins primaires, avec toujours la peur d’être submergé par la communauté voisine. In fine, les dirigeants politiques, qui seuls pourraient faire évoluer le système, ont tout intérêt à maintenir le statu quo dans la mesure où ils en tirent leur légitimité et leur pouvoir. La boucle est bouclée.

Mais le tableau resterait incomplet sans mentionner le rôle que joue les puissances étrangères sur la scène libanaise depuis le XIXème siècle, chacune ayant développé des liens privilégiés avec telle ou telle communauté. La grille de lecture de la scène politique libanaise la plus communément admise aujourd’hui dans la presse internationale repose d’ailleurs sur les relations des différences forces politiques avec l’étranger. Ainsi, depuis 2005, le pays est gouverné par une majorité pro-occidentale alliant les principaux partis sunnites (Le courant du futur de la famille Hariri) et une partie des chrétiens au sein du mouvement dit du 14 mars, majorité à laquelle s’oppose l’alliance dite du 8 Mars composée des principaux partis chiites (Hezbollah et Amal) et d’une partie des chrétiens (Courant patriotique libre de Michel Aoun) soutenue par l’Iran et la Syrie.
 
Futur mémorial de la guerre civile à Beyrouth
Une équation insoluble
A notre arrivée, et aujourd’hui encore, le point de discorde concernait la question du TSL institué par l’ONU pour juger les responsables de l’assassinat en 2005 de l’ancien premier ministre Rafic Hariri. En effet, de nombreuses fuites laissent entendre de manière quasi-certaine que l’acte d’accusation du TSL va incriminer des hauts-responsables du Hezbollah, ce dernier a déjà promis de «couper la main» à quiconque s’en prendrait à ses membres. Dès lors, l’opposition n’a de cesse de réclamer du gouvernement qu’il rejette l’autorité du TSL considéré comme le fruit d’un complot américano-israélien. De fait, le Liban se trouve devant une équation insoluble : le maintien du TSL est considéré comme une agression par le Hezbollah, tandis que son rejet serait perçu comme une trahison pour la communauté sunnite dont était issu Rafic Hariri. C’est dans ce contexte que, à la mi-janvier, l’opposition se retire du gouvernement dirigé par Saad Hariri (fils de Rafic)provoquant de facto la chute de ce dernier. Le Liban est depuis entré dans une zone de turbulences où les choses évoluent au jour le jour, voire d’heures en heures.

Quelques jours après la chute du gouvernement, le 18 janvier, nous sommes réveillés au petit matin par un premier SMS d’un ami libanais nous invitant à être prudents en raison de la situation politique. 10 minutes plus tard, une collègue nous appelle pour nous dire de ne pas venir au bureau situé dans le quartier Hamra au centre ville, de peur que de violentes manifestations n’éclatent sur la place des Martyrs. En réalité, nous apprenons le lendemain par la presse que ce sont seulement quelques hommes en noir (signe de l’appartenance au Hezbollah), rassemblés furtivement à quelques endroits-clés de la capitale, qui ont intentionnellement généré cette petite brise de panique : des écoles ont été fermées à la hâte, de nombreux commerces ont baissé leurs rideaux et le téléphone arabe a fonctionné à plein régime. Dans les jours qui suivent, l’armée se déploie dans le pays et en particulier à Beyrouth déballant hélicoptères, tanks et check-points, ce qui n’a pas vraiment pour effet de rassurer la population aux vues de son impuissance notoire.

En parallèle, les tractations politiques pour nommer un nouveau gouvernement battent leur plein. Finalement, le retournement d’alliance du bloc parlementaire mené par le chef druze Walid Joumblatt (une dizaine de députés) et quelques députés sunnites permet à à l’opposition d’obtenir la majorité au parlement pour la nomination d’un nouveau premier ministre.

Un vent de panique s’empare du Liban. Cette fois, la communauté sunnite manifeste violemment dans les rues et, de nouveau, le pays s’arrête. Mardi 25 janvier est décrété «Jour de la colère». Les principales routes sont bloquées, en particulier celle qui mène à l’aéroport. A Tripoli, on assiste à des scènes d’émeutes, des boutiques appartenant à des proches du nouveau premier ministre sont vandalisées et une voiture de la chaine de télévision Al-Jazeera est brûlée tandis que les journalistes de la chaîne sont «exfiltrés» par l’armée qui tire des coups de semonce pour ramener au calme les manifestants. A la fin de la journée on dénombre plusieurs dizaines de blessés essentiellement dans les rangs de l’armée. Les dégâts matériels et humains ne sont pas très graves, mais cela suffit pour que les Libanais replongent dans la hantise de la guerre civile : dans les bureaux de Hamra, on embarque les gros ordinateurs chez soi de peur que l’immeuble soit dévalisé et que les snipers envahissent le quartier. Les rues commerçantes de ce quartier chic sont désertes, les grandes artères habituellement encombrées d’interminables embouteillages sont totalement vides. Mais, dès le lendemain le calme revient dans le pays, à l’exception de certains quartiers sunnites où une partie de la population continue à exprimer sa colère.


Cette panique dans laquelle nous avons été prise pendant quelques jours et qui a pu par instant nous gagner était-elle totalement irrationnelle ? Ou bien est-ce simplement une théâtralisation à outrance des rapports de force politiques dont le résultat est la peur généralisée de son voisin de confession ou d’obédience politique différente ? Doit-on croire, comme l’ex-majorité, à «un coup d’Etat institutionnel» du Hezbollah faisant tomber le Liban dans le giron de l’Iran et condamnant le pays à un destin comparable à celui de Gaza ? Ou s’agit-il d’une simple alternance, certes difficilement qualifiable de démocratique vu le climat dans lequel elle s’opère, mais qui amènerait le Hezbollah à faire face à ces responsabilités de parti de gouvernement ? Face à cette tension latente, alors que certains sont gagnés par la peur, d’autres finissent par s’agacer, affirmant préférer un conflit ouvert une fois pour toute en lieu et place de cette paranoïa généralisée.

Aujourd’hui, un mois et demi après notre départ,  le nouveau Premier ministre n’a toujours pas réussi à former son gouvernement. La nouvelle opposition refuse d’y participer et a organisé une manifestation de masse réunissant plusieurs centaines de milliers de Libanais dimanche dernier pour dénoncer les armes du Hezbollah. Ce faisant, elle utilise les mêmes méthodes de blocage qu’elle dénonçait hier.  Toutefois, une lueur d’espoir pointe à l’horizon : de jeunes libanais, armés de leurs comptes Facebook et inspirés par les révolutions tunisiennes et égyptiennes, veulent faire tomber le régime confessionnel. Ils étaient «des centaines» à défiler dans les rue de Beyrouth le 27 février, puis «des milliers» le 6 mars, et des tentes ont été plantées dans le sud du pays à Tyr le 9 mars. Le mouvement semble prendre, mais la tâche s’annonce plus ardue qu’ailleurs comme le confesse un des manifestants : «Les pays arabes ont chacun un seul dictateur quand nous en avons au moins sept ou huit» (site ilouban).

Sources :
Sur la politique de l’eau : le site de la FAO http://www.fao.org/nr/water/aquastat/countries/lebanon/index.stm, le site du plan bleu http://www.planbleu.org/
Sur la gestion de l’électricité : Eric Verdeil, Electricité et territoires, un regard, sur la crise libanaise, Revue Tiers Monde (2009) http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00364629/fr/

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