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lundi 25 avril 2011

Femmes invisibles du Liban

Tyr, Sud-Liban, nous sommes au restaurant. Devant nous deux familles libanaises se partagent deux tables. Alors que mesdames et messieurs terminent leur repas en papotant autour d’un narguilé, sur la table voisine leurs deux «bonnes» philippines font manger leurs enfants, les emmènent aux toilettes, les réprimandent quand ils chahutent un peu trop fort. Au Liban ce qu’on appelle les «migrant house workers», littéralement immigrées employées à domicile, est un véritable fait de société. Elles seraient plus de 200 000 pour une population d’à peine plus de 3,7 millions habitants. Dans presque chaque foyer de la classe moyenne libanaise vit une jeune une jeune fille généralement originaire du Sri Lanka ou des Philippines, employée à domicile, corvéable à merci. Ses tâches variées vont de l’entretien de la maison à l’éducation des enfants. Ironie du sort, la plupart ont laissé dans leur pays d’origine un mari et des enfants mais élèvent ceux des autres dans un pays dont elles ne connaissent ni la langue, ni la culture. 
Ce phénomène existe depuis longtemps au Moyen-Orient, avant il s’agissait de migrantes arabes qui venaient travailler de l’enfance jusqu’au mariage dans les familles libanaises, mais aujourd’hui les arabes trouvent ces emplois trop dégradants et ont laissé le marché à plus pauvres qu’eux. Payées 4 à 5 fois plus chères ici que dans leur pays, ces migrantes travaillent sur une courte durée, 3 à 4 ans, et envoient tous les mois la majeure partie de leur salaire à la famille. A l’échelle du pays, l’enjeu économique est énorme : les transferts d’argent représentent 10% du PNB d’un pays comme le Sri Lanka. La famille libanaise profite également de ce système : pas besoin d’être riche pour s’offrir les services d’une domestique, il y en a pour toutes les bourses, de 100$ à 300$ par mois. Teintée d’un racisme totalement décomplexé, la grille des salaires impose une hiérarchie entre les nationalités des filles : les Philippines coûtent le plus cher car elles parlent anglais mais aussi parce qu’elles sont réputées plus intelligentes et civilisées, les moins chères étant les Africaines. Ces dernières années, des filles arrivent de nouveaux pays à des prix encore plus compétitifs (Madagascar, Nepal et Bangladesh), et ainsi s’adapte la grille des salaires à la hiérarchie internationale du travail.  
Face à cette aubaine économique, de multiples agences spécialisées se sont créées, à la fois dans le pays émetteur pour recruter les filles, et au Liban pour les mettre en relation avec leur famille d’accueil. L’agence libanaise s’occupe également de faire la demande de visa de travail auprès des autorités libanaises, demande qui n’est pas faite au nom de la domestique, mais à celui de l’employeur appelé «le garant» (ou encore le «sponsor» ou en arabe le «Kafil»). A partir du moment où le visa est accepté, le garant sera son responsable légal auprès des autorités pendant toute la durée de son séjour au Liban, il devra payer sa résidence annuelle et ses permis de travail. Une telle responsabilité justifie dans 99% des cas que l’employeur conserve les papiers de la jeune fille. C’est à partir de là que les choses tournent mal. En effet, au-delà de la période des premiers 3 mois au Liban durant laquelle la domestique a en théorie le droit de changer d’employeur, si la domestique quitte le domicile de son garant, pour quelque raison que ce soit, elle se retrouve automatiquement en situation irrégulière, sans papiers et sans permis de séjour, et risque l’arrestation, la détention et enfin l’expulsion.

«I treat my domestic worker like my daughter»
Au Liban, les personnes travaillant au domicile de quelqu’un ne sont pas couverts par la protection du droit du travail. Pour pallier à ce vide juridique qui a longtemps conduit à de nombreux abus, un récent contrat unifié a été voté en 2009 afin de garantir certaines protections aux domestiques migrantes : il leur donne droit à des conditions de vie décentes obligeant l’employeur à leur fournir nourriture et habits en quantité suffisante, un endroit où leur intimité puisse être préservée, et une assurance maladie. Il garantit également un jour de repos par semaine, des congés annuels, et limite le nombre d’heures travaillées à 10 heures par jour. Par ailleurs, ce contrat assure le droit des domestiques à quitter le domicile de leur employeur si elles sont victimes d’abus. Ce nouveau contrat est un réel progrès mais ne va pas assez loin d’après la plupart des associations et organisations internationales mobilisées sur le sujet : entre autre il ne règle pas le problème majeur de la détention du passeport par l’employeur, et il s’avère particulièrement difficile pour la domestique de rompre ce contrat. De plus, dans la pratique, les conditions de travail varient très fortement d’un employeur à l’autre. Bien sûr, la relation entre la famille et la domestique peut très bien se passer, mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas. 
Le contrat unifié a contribué largement à faire évoluer les mentalités, et certaines pratiques, comme la privation de nourriture ou du salaire ou les mauvais traitements, sont aujourd’hui jugées inacceptables par la majorité des employeurs. Par contre, si le jour de repos est de plus en plus respecté depuis la création du contrat unifié, les filles ont rarement la clé du domicile et ne peuvent sortir librement, sans en obtenir expressément l’autorisation. Concernant les horaires de travail, il est fréquent que l’on fasse appel à elles jusqu’à ce que la famille entière soit couchée, elles sont en quelques sortes d’astreinte 24h/24. Un récente étude de l’association KAFA sur les attitudes et pratiques des employeurs envers leurs domestiques («Servant, Daughters, or Employee ?», A Pilot Study on the Attitudes of Lebanese Employers towards Migrant Domestic Workers, KAFA 2010) explique qu’en réalité, les pratiques permettant d’asseoir l’autorité de l’employeur et de renforcer le contrôle sur son employée, comme le retrait du passeport, l’interdiction de sortie pendant le jour de congé ou l’enfermement, sont très peu rejetées par les employeurs interrogés. Ces pratiques sont le plus souvent considérées comme nécessaires pour la sécurité de la domestique en dehors de la maison, et sont justifiées par l’entière responsabilité de l’employeur envers son employée auprès des autorités libanaises. En général c’est la mère de famille, la «Madame», qui donne les directives, mais partageant le quotidien d’une famille, la domestique doit souvent répondre aux exigences de chacun de ses membres. En réalité, chaque domestique n’a pas un employeur mais plusieurs employeurs et les contours de la relation de travail employeur-employé sont flous, multiples et souvent chargés d’affect. La domestique est souvent désignée comme un membre de la famille à part entière et les rapports sont teintés d’un fort «maternalisme», ce qui peut être réconfortant pour l’employée mais conduit paradoxalement à asseoir davantage l’autorité de Madame sur la jeune fille qui se sent redevable. «I treat my domestic worker like my daughter», cette assertion qui revient dans la plupart des conversations en public, cache mal le réel bénéficiaire de cette étrange relation mère-fille. Subissant parfois des mauvais traitements psychologiques et/ou physiques, les domestiques sont d’ailleurs plus souvent victimes de «Madame» que de «Monsieur». Enfin, les cas de suicides de domestiques sont de plus en plus nombreux, on estime leur nombre à 8 par semaine. 
Le Liban est désormais sur la liste noire de plusieurs Etats comme les Philippines qui tentent de mettre fin à ce type d’émigration. Mais, des ressortissantes de nouveaux pays qui n’ont pas encore d’ambassade au Liban sont maintenant sur le marché : Népalaises, Bangladies, Malgaches... En cas de détresse, il existe bien une hotline au Ministère du travail libanais pour venir en aide aux victimes, mais concrètement le service fonctionne très mal : quelques heures d’ouverture par jour, un personnel qui ne parle qu’arabe ou anglais... La plupart du temps les filles sont seules face à leur problème, finissent par s’échapper du foyer, et se retrouvent ainsi en situation irrégulière, le moindre contrôle d’identité et elles seront expulsées. On les appelle alors les «runaways» (fugitives).

La double-peine de Lilou* : portrait d’une runaway
Lilou, l’une d’entre elles, m’a raconté son histoire. Elle a le corps fluet d’une jeune femme-ado, âgée de 25 ans mais on lui en donnerait à peine la vingtaine. Lilou est arrivée du Sri Lanka à Beyrouth il y a 3 mois. Les raisons de son séjour au Liban sont très claires : sa mère est malade d’un cancer et sa famille a besoin d’argent le plus vite possible afin de payer le traitement. Lilou comptait rester pour un contrat de 2 ans, le temps nécessaire pour gagner cet argent et, à son retour au pays, une vie l’attendait : elle était promise à un Sri Lankais et les familles avaient déjà donné leur accord à cette union. Une de ses cousines déjà installée au Liban dit lui avoir trouvé un agent d’origine sri lankaise qui peut lui proposer un contrat à mi-temps comme femme de ménage à Beyrouth. Sans plus attendre, Lilou consent à faire ce sacrifice et quitte son pays. Arrivée à Beyrouth, elle rencontre ce fameux agent à l’aéroport, elle ne connait ni son nom ni celui de l’agence, ni même celui de son futur employeur, et se voit confisquer d’office son passeport et son téléphone portable. L’agent la dépose à son bureau et lui donne quelques consignes : le temps d’être envoyée dans sa famille, elle n’a qu’à rester là et faire le ménage dans l’agence. Pendant une semaine Lilou va y travailler, y dormir, sans aucune nourriture, juste un peu d’eau pour tenir. Enfin, l’agent revient et la dépose chez son premier employeur : un homme et une femme sans enfant, habitant à Beyrouth. Elle n’en sait pas plus. Le premier soir elle sera violée par l’homme. 
Dès le lendemain Lilou s’enfuit du foyer et va tout raconter à son agent, qui fait mine de ne pas la croire et la cogne pour qu’elle se taise. Lilou ne va pas bien, elle fait des malaises et est bien incapable de travailler, alors il la place quelques jours chez sa tante. Peu de temps après, il lui trouve une nouvelle famille chez qui il la dépose illico. Malheureusement, Lilou est toujours très faible, elle a de nouveau des vertiges à répétition. Depuis le viol elle n’a pas encore vu de médecin, et surtout elle n’a parlé à personne. Elle chercherait bien quelque soutien auprès de sa mère mais comment lui dire que sa fille a perdu sa virginité. Alors, accrochée au combiné du téléphone, elle pleure sans être capable de dire un seul mot à sa mère. Lassé par les vertiges quotidiens de Lilou, le deuxième employeur finit par s’en plaindre à l’agent et exige une autre domestique. Il sait qu’il dispose d’une délai de 3 mois légal pendant lequel il peut changer de fille sans problème. Après une troisième tentative chez un nouvel employeur, l’agent décide de se débarrasser de cette jeune fille qui décidément n’arrive pas à s’adapter et dépose Lilou devant les portes de l’ambassade du Sri Lanka.  
C’est ainsi que Lilou se retrouve placée à la Safe House, cette maison dont beaucoup de filles parlent entre elles avec mystère, dont l’adresse est tenue secrète par soucis de sécurité pour les filles qui y sont recueillies après leur fuite. Cette maison d’accueil est une douce alternative à la détention à Adlieh, sinistre prison en sous-sol située ironiquement sous le rond-point de la «justice» à Beyrouth. A l’abri des représailles, les filles trouvent à la Safe House du réconfort et sont suivies par toute une équipe d’assistantes sociales, d’éducateurs, de médecins et d’avocats qui y interviennent quotidiennement pour le compte de l’ONG Caritas. La priorité est de remettre les filles sur pied et ensuite de se mettre en relation avec l’employeur pour au minimum récupérer les passeports des filles. Certaines comme Lilou, souhaitent aller plus loin et porter plainte, leur cas sera défendu par les avocats de la Safe House. Après 2 semaines dans sa nouvelle maison, Lilou va enfin mieux, ses vertiges ont cessé et elle peut commencer à parler de son histoire. Au moment où je l’ai rencontrée, elle n’avait toujours pas parlé à sa mère, mais avait décidé avec sa famille de rentrer au pays au plus vite. Bien que son cauchemar libanais soit bientôt terminé, son avenir au Sri Lanka est plus qu’incertain. Dans un pays où la virginité de la mariée est une condition sine qua non au mariage, et où les draps du lit nuptial sont inspectés après la nuit de noce, les plans que Lilou avait prévus pour son retour sont malheureusement compromis. Caritas va tenter d’expliquer à la famille et à la belle-famille que Lilou est avant tout une victime de ce viol, mais Lilou n’y croit pas elle-même, elle a déjà fait un trait sur son mariage, et sait que personne d’autre ne voudra d’une fille non vierge. Son avenir ? Elle me répond en pleurant qu’elle n’a pas le choix, que dans son pays une femme non mariée n’a pas d’avenir. A 25 ans, Lilou s’est résignée, elle sera religieuse.

* Par soucis de confidentialité nous utiliserons un nom d’emprunt, le cas de la jeune fille étant actuellement en cours de traitement par la Sureté Générale au Liban.

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