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mardi 28 juin 2011

Prêcher dans le désert, quelques jours avec la communauté de Mar Moussa


Sur la route
«En Syrie, allez à Mar Moussa ! A une centaine de kilomètres au nord de Damas, en bordure du désert syrien, vous trouverez un monastère perché dans la montagne. Là, vous serez logés et nourris, en échange, on vous demandera simplement de participer aux tâches quotidiennes de la communauté.» Déjà au Liban, le bouche-à-oreille avait éveillé notre curiosité. Attirés par l’idée d’une expérience atypique, nous avons donc pris la route de Nabek («la source»), petite ville triste et esseulée en bordure du désert où les bus ont leur terminus. Le chauffeur nous propose de continuer la route avec nous moyennant quelques livres, et c’est ainsi que nous nous retrouvons sur cette route à lacets, sillonnant les montagnes arides de cailloux et de poussière. Personne, pas un village, pas une voiture, le vent seul, qui épand les sacs plastiques de Nabek dans la steppe et ratisse à l’infini ce paysage d’abandon. Nous passons un col, les sacs plastiques disparaissent, devant nous une plaine immense se dévoile, le caillou s’est changé en sable, et les lumières du couchant se mettent à colorer la matière, ocre jaune, rosé, saumon, rouge. Puis, lorsque nous ne nous y attendons plus, un panneau indiquant «Deir Mar Moussa» surgit au seul et unique embranchement, le minibus bifurque et, au fur et à mesure que l’on s’approche, apparaît la bâtisse de pierre. Au creux d’un canyon, niché contre la paroi rocheuse, le monastère se dresse face à l’immensité, dans une solitude majestueuse. Epousant les formes de la falaise, la citadelle se déploie sur plusieurs niveaux tout en restant ouverte sur le désert, comme pour accueillir les dernières âmes qui s’y seraient perdues.

Arrivé au pied de la montagne, il faut grimper un escalier en pierre de 400 marches avant de passer la porte. Pendant notre ascension, nous croisons un jeune homme grand et blond qui dévale les marches en courant et nous salue. Cette rencontre n’est pas sans nous rassurer, il y a bien des hommes qui vivent ici nous ne sommes pas perdus ! Nous saurons plus tard qu’il s’agit de Barthélémy, le nouveau volontaire agronome qui a quitté ses vignes de Moselle pour le désert syrien à la recherche de nouvelles techniques de récupération d’eau et de renouvellement de la steppe. Encombrés par nos deux gros sacs de voyage, la montée des marches est épuisante, et nous passons avec difficulté le sas d’entrée du monastère, haut d’à peine un mètre. Il faut se courber pour pouvoir passer cette porte, tout un symbole, nous sommes ici bien loin de l’esprit des cathédrales de chez nous.

L’entrée débouche sur une vaste terrasse s’ouvrant sur le panorama du désert et nous atterrissons là, ahuris devant le mouvement des allers et venues. Luis est la première personne qui vient nous accueillir, souriant et avenant. C’est un jeune espagnol qui est «novice» au sein de la communauté Al-Khalil, dans 3 ans si tout va bien il prononcera ses voeux et dédiera sa vie à ce monastère. Luis parle beaucoup, il est ici parce qu’il aime échanger, dialoguer, partager, il est à nos yeux celui qui incarne le mieux le sens du mot «accueil». Nous rencontrons ensuite Carole, la seule moniale du monastère qui nous apporte nos draps pour la nuit et nous explique les quelques règles à respecter ici : la messe du matin est à 7h30, celle du soir à 20h est précédée d’une méditation d’une heure. Nous ne sommes pas obligés d’assister aux messes, mais la communauté préfère que tout le monde soit regroupé dans la chapelle au moins lors de la célébration du soir, et ceux qui n’y participent pas sont priés de rester silencieux. A la sortie des deux messes, les moines doivent trouver la table dressée dans la tente et le repas prêt à être servi : pain, labné (sorte de fromage blanc), olives, huile d’olives, zataar (mélange de graines de sésame et de thym séché) et confiture d’abricot constituent la base des 3 repas quotidiens. Pendant le reste de la journée, chacun est libre de vaquer à ses occupations, balades dans les montagnes, lecture dans la bibliothèque..., tout en restant disponible pour les tâches quotidiennes comme faire la vaisselle, passer le balai, éplucher les légumes, aller nourrir les poules ou s’occuper des fromages de chèvres produits dans la fromagerie à côté du dortoir des hommes. Les femmes et les hommes sont logés dans des bâtiments distincts dont on ferme les portes à clé à 23h précises, il est strictement interdit de s’y balader pendant la journée pour les personnes de sexe opposé. Hormis ces quelques règles à respecter, nous sommes très libres ici, apaisés par cette vie saine et tranquille, et nous pouvons rester aussi longtemps que nous voulons.

La communauté a pour principe d’accueillir tout le monde, d’offrir le gîte et le couvert à toute personne frappant à sa porte, que cette personne soit syrienne ou étrangère, catholique, musulmane, juive ou athée, fille ou garçon, jeune ou vieille... Perdu dans un lieu solitaire, le monastère est paradoxalement peuplé d’une grande multitude. On y trouve des Européens mais aussi des Arabes et beaucoup d’Asiatiques : on dit ici qu’il y a toujours au moins un Coréen par jour. Les gens que l’on croise à Mar Moussa sont de 4 types différents : il y a d’abord les membres de la communauté au nombre de 8 qui vivent ici de manière permanente, auxquels s’ajoute une quinzaine de salariés et volontaires (ouvriers, cuisinier, assistante du père Paolo...), quelques personnes en retraite silencieuse résidant dans un bâtiment à l’écart coupé de l’agitation du monastère, et enfin les visiteurs comme nous, pour la plupart des voyageurs au long-court, des tours du monde ou de la Méditerranée, des Londres-Katmandou ou Edimbourg-Dehli à vélo, des Paris-Jérusalem à pied et à charrette.... Des personnes simplement curieuses, des personnes en recherche spirituelle, des personnes perdues... Tous ces gens forment un mélange bigarré, et quel miracle que cela fonctionne ! Tous les soirs depuis plus de 20 ans sans exception, le gîte et le couvert sont offerts à tous au milieu du désert syrien.

La figure du père
Pour que tout cela tienne, bien sûr, il y a une figure, celle du Père Paolo. Ce jésuite italien d’une soixantaine d’années, a découvert les ruines du monastère quand il avait 27 ans au cours d’un de ses nombreux voyages au Moyen-Orient. Ce jour-là il arrivait à pieds du village de Nabek, et tomba amoureux du lieu qui avait conservé sa petite chapelle décorée de fresques éclatantes du 11ème siècle. Il vint s’y installer seul pour prier dans la chapelle et se recueillir dans les grottes de la montagne qui pendant des siècles avait servi de refuge à toutes sortes d’ermites. Au village de Nabek, les gens le prirent d’abord pour un fou, il y avait même une rumeur disant qu’il était la réincarnation de «Mar Moussa», «Saint Moïse» en arabe, après qu’un des habitants l’ait surpris en train de prier dans cette chapelle délaissée depuis des siècles. Des années durant, Paolo s’est battu pour restaurer la bâtisse et y fonder sa communauté. Remuant ciel et terre, il a toqué à toutes les portes : il fallait d’abord convaincre les habitants alentours à majorité musulmane d’accepter la présence d’une communauté catholique, puis obtenir l’approbation du Vatican et réunir les financements nécessaires à la rénovation du lieu, enfin et surtout obtenir l’aval des autorités religieuses et politiques locales : l'archevêché de Homs et l’Etat syrien.

Depuis notre arrivée, Paolo n’est pas là, mais son nom est dans toutes les bouches. «C’est dommage que Paolo ne soit pas là», «quand Paolo rentrera...» «Paolo, il est parfois un peu fou...». Sans être là il est omniprésent et les brebis ont l’air égarées en son absence. Nous le découvrons finalement dans l’obscurité de la messe du soir et prenons alors toute la mesure du personnage. L’homme est grand, robuste, sa voix est grave et porte fort au loin comme si elle était amplifiée. Ses mains sont immenses et ses pieds nus aussi. Ses gestes liturgiques sont précis, gracieux, il rompt le pain et verse le vin dans une chorégraphie silencieuse, alors que tous les regards sont tournés vers lui et que seul le soubia (chauffage au fioul) ose émettre quelques timides crépitements. Vêtu aux couleurs locales d’une grande jellaba et d’un petit bonnet de coton blanc, seuls ces petites lunettes rondes à la John Lennon rappellent ses origines. Il n’a pas simplement adopté l’habit mais aussi l’attitude, la langue et les intonations. Homme au sang chaud, parfois il hurle et l’on peut voir ses interlocuteurs fuir son bureau en trombe pour éviter un jet de chaise.

La communauté a adopté le rite syriaque avec lequel elle a toutefois pris quelques libertés. On entre dans l’église en se déchaussant et l’assistance suit la célébration à même le sol couvert de tapis et de coussins. On prie et on chante en arabe et en syriaque. Après la lecture des textes, au lieu d’un sermon, chacun est invité à donner son sentiment sur ceux-ci et les moines sont loin d’être les derniers à en dénoncer leur archaïsme quand il se fait jour. Tous les soirs en ce mois de février, Paolo commence la cérémonie par une pensée et un mot pour le peuple égyptien et nous donne les nouvelles du jour «today the army has shooted hundreds of young people, let’s pray for them», «this youth of Egypt are teaching us something»... La seule évocation du peuple égyptien qui se bat pour sa liberté nous fait alors penser au peuple qui n’est pas nommé, le peuple syrien, qui attend en silence son 25 janvier (date de la première manifestation sur la place Tahrir au Caire ).

Fragilités d’une vocation
Aujourd’hui, le monastère accueille des dizaines de milliers de visiteurs par an, il est mentionné dans les principaux guides de voyage (Lonely Planet, Routard), Paolo sillonne les capitales du monde pour y donner des conférences sur le dialogue inter-religieux. En 2006, il a reçu le prix Euro-Méditerranéen pour le dialogue entre les cultures. Difficile à croire que l’homme est parti de rien dans les années 80. Mais, malgré le succès incontestable de cette aventure humaine, de sérieuses interrogations et inquiétudes agitent la communauté.

La communauté n’a d’ailleurs pas peur de faire part aux visiteurs des débats qui l’agitent. Un soir, Paolo débute la messe ainsi : «regardez comme vous êtes nombreux, et nous ne sommes qu’en hiver... combien serez-vous cet été ?» Si la communauté a toujours défendu et mis en pratique les principes de l’accueil et de l’hospitalité, elle est aujourd’hui en quelque sorte victime de son succès et fait face à un risque de sur-population. Or comment concilier une vie de prières et de recueillement avec ce principe indiscutable de l’accueil de tous ? Nous pouvons d’ailleurs comprendre dans une certaine mesure le malaise des moines face aux flux quotidiens des visiteurs quand en seulement 5 jours nous avons pu ressentir le besoin de nous isoler dans la montagne. Tous les jours de nouvelles personnes à accueillir et à qui expliquer le fonctionnement du lieu, car malgré l’anarchie apparente il y a bien une multitude de petites règles qui souvent se transmettent de visiteurs à visiteurs. La question n’est pas nouvelle : dans le passé, la décision de monter la grande tente de la terrasse, destinée à augmenter les capacités d’accueil lors des repas, a donné lieu à beaucoup de débats et a même conduit une moniale à quitter définitivement la communauté. Difficile de trouver la solution optimale permettant de retrouver un certain équilibre à Mar Moussa : Faut-il limiter l’accueil aux seuls séjours à vocation spirituelle ? Construire un nouveau bâtiment en bas de la montagne afin de séparer spatialement les voyageurs curieux des personnes en retraite spirituelle ? Faire supprimer la mention du monastère dans les guides de voyage ? ... Si la question semble insoluble c’est bien qu’elle touche au coeur-même de la vocation de la communauté.

A cela s’ajoute les relations fluctuantes avec des autorités politiques et religieuses déconcertées par ce projet pour le moins farfelu et avec lesquelles il faut savoir composer au quotidien. L’archevêché de Homs n’a d’abord pas vu d’un très bon oeil l’implantation d’un monastère dans lequel moines et moniales vivent ensembles. La construction d’une annexe séparée destinée à l’hébergement des hommes a par la suite permis de calmer le jeu. Par ailleurs, le développement d’un dialogue inter-religieux avec l’Islam est l’un des fondements de la communauté qui se considère comme membre à part entière de l’Oumma, la communauté des croyants pour les musulmans. Cette position hétérodoxe est très mal comprise par les autorités chrétiennes locales. En effet, les Chrétiens d’Orient, représentant en Syrie 10% de la population, ont développé depuis des siècles un esprit de résistants de la foi chrétienne. De fait, l'archevêché de Homs n’a toujours pas reconnu, dans la charte fondatrice de l’ordre de Paolo, la partie relative aux rapports avec l’Islam. Il y a donc un espèce de «vide juridique» concernant le statut officiel de cet ordre qui est reconnu par le Vatican, l’autorité suprême au sein du clergé, mais pas par son supérieur hiérarchique direct. Enfin, les nombreux combats politiques de Paolo au sein de la communauté chrétienne de Syrie, comme la dénonciation d’actes pédophiles de hauts responsables religieux, ou du détournement d’argent par une association religieuse, provoque régulièrement des remous. Paolo est la petite puce qui ne cesse de démanger un clergé susceptible et peu habitué à la transparence.

Enfin, la communauté doit également composer avec l’Etat syrien peu réputé pour son ouverture et sa tolérance. Une communauté dirigée par un étranger et qui ouvre ses portes à tous les voyageurs hippys du monde entier a tôt fait d’inquiéter un pouvoir adepte de la théorie du complot extérieur. Paolo, avec sa grande gueule et ses nombreux soutiens tant en Syrie qu’à l’étranger, est perçu par le pouvoir comme un agitateur. Des rumeurs les plus abracadabrantes circulent sur son compte : certains prétendent même qu’il serait un espion israélien ! Pour tenter de contrôler l’ouverture du monastère vers l’extérieur, le pouvoir de Bachar use de divers stratagèmes plus ou moins efficaces. Il met des bâtons dans les roues au développement du monastère en interdisant la construction d’un nouveau bâtiment destiné à augmenter ses capacités d’accueil. Par ailleurs, depuis quelques années, 2 moukhabarats (agents de la police politique) squattent en permanence dans leur voiture au pied de la montagne, on peut les apercevoir du haut de la terrasse tels de petits pions ridicules. Tous les deux jours ils montent les 400 marches pour venir récupérer les photocopies des passeports de tous les visiteurs séjournant à Mar Moussa. Quelques paperasses supplémentaires et du temps perdu pour la communauté, à défaut de pouvoir censurer les discussions autour du feu. Parfois les moukhabarats débarquent par surprise au monastère et questionnent les jeunes volontaires sur les raisons de leur séjour. Enfin, les autorités usent également de leur pouvoir en octroyant ou refusant des visas aux membres de la communauté, et ces derniers temps, depuis que le printemps arabe a soulevé le peuple syrien, Paolo en personne ne peut plus quitter le pays avec la certitude de pouvoir y revenir.

Communauté d’illuminés ou avant-garde éclairée, chacun pourra se faire son opinion. Pour nous, qui ne sommes pourtant pas croyants, Mar Moussa est une étape à part dans notre voyage où nous avons trouvé un peu de chaleur en plein hiver. Une expérience qui nous rappelle qu’il n’y a pas d’espoir sans un brin de folie ardente et que les plus beaux projets sont aussi les plus fragiles.

3 commentaires:

  1. Un très beau reportage, et sûrement une expérience inoubliable. Vous avez eu la chance de partager la vie de cette étrange communauté, de telles occasions ne se présentent que très rarement dans la vie, sauf à choisir de rejoindre une communauté.

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  2. Merci pour ces 2 articles sur votre route syrienne, vos images et vos mots donnent du relief à nos souvenirs. On vous embrasse fort.

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  3. Le père Paolo a récemment publié un article présentant des propositions pour la transition démocratique en Syrie vous le trouverez en suivant ce lien (en anglais) : http://www.deirmarmusa.org/node/214

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