Une idylle pour volontaires occidentaux
Le Wwoofing (World Wide Opportunities on Organic Farms) est un mouvement lancé par une Britannique en 1971 offrant la possibilité à des volontaires de travailler bénévolement dans des fermes pratiquant l’agriculture biologique en échange du gîte, du couvert et du partage d’un mode de vie écologique, comme le résume très bien le slogan : «living, learning, sharing organic lifestyles» (Vivre, apprendre et partager un mode de vie écologique). Depuis 2000, Wwoof est un réseau mondial composé d’organisations nationales qui ont pour mission de mettre en contact les volontaires et les fermes écologiques (site internet accessible ici). En Turquie, cette mission est dévolue à l’association Bugday en charge du projet Tatuta qui reprend les grands principes du Wwoof dans sa charte (site internet accessible ici). On peut notamment y lire que les «fermes d’accueil [...] désirent diffuser la connaissance et la mise en œuvre de la production biologique dans leurs communautés ; comprennent des familles qui [...] vivent et travaillent avec une conscience écologique» et qui souhaitent la transmettre. Pour nous qui souhaitions découvrir cette activité typiquement méditerranéenne qu’est la récolte des olives, quelle aubaine de pouvoir le faire en contribuant à un projet de ferme écologique et en partageant le quotidien d’une famille turque !
Nous débarquons donc dans la petite ville de Datça où nous devons retrouver Ali, propriétaire de la ferme de Knidia située à la pointe de la presqu’île qui sépare la Mer Méditerranée de la Mer Egée. L’endroit est paradisiaque : la ferme est en pleine nature à 20 minutes à pied de la mer et à 45 minutes du premier village. Située à quelques encablures du site antique de Cnidos, toute cette zone naturelle est protégée : il est interdit d’y construire de nouvelles habitations et de connecter celles existantes au réseau national d’eau et d'électricité. La ferme de Knidia est donc alimentée en électricité par quelques panneaux solaires et une petite éolienne, l’eau y est acheminée depuis une petite source naturelle par un ingénieux système de canalisation. Tout est fait pour séduire le volontaire occidental épris d’écologie du petit pont de bois jusqu’aux toilettes à l’occidentale.
Main d'œuvre bon marché et choc des civilisations
Toutefois, dès notre première rencontre avec Ali au Yacht Club de Datça, nous avons commencé à douter de sa sincérité : il avait plus l’allure d’un businessman branché que d’un gentleman farmer. Mais n’étions nous pas victimes de nos propres préjugés sur les pauvres paysans turcs ? Ce sentiment va très vite se confirmer lorsque nous découvrons que personne ne vit dans cette ferme fantomatique, et que les autres volontaires n’ont même encore jamais rencontré Ali, surnommé de fait «Ali The Ghost». Nous sommes loin de partager le quotidien d’une famille de paysans turcs qui aurait décidé de se lancer dans l’agriculture biologique : le soir les volontaires restent seuls dans la ferme et dégustent les repas préparés pendant la journée par Noura, simple employée d’Ali. Nous ne sommes pas là pour contribuer à un projet de développement écologique au bénéfice des populations locales mais nous ramassons des olives pour payer les Ray ban d’Ali qui a très bien compris tout l’intérêt de faire appel à la main d'œuvre bon marché de volontaires naïfs. Choisissant d’assumer ce rôle, nous nous sommes très vite surnommés entre nous les «Stupid western volunteers».
Un Stupid Western volunteer |
L’expérience perd donc de son sens et finit par nous poser un véritable problème de conscience. Nous travaillons 8 heures par jour avec des paysans du village voisin employés par la ferme. Le premier jour nous sommes 13 dans les champs, 8 volontaires et 5 employés, mais jour après jour le contingent d’employés locaux se réduit de moitié. Nous apprenons que Fatma et Aïcha ne reviennent pas travailler parce que le patron a décidé qu’il y avait assez de volontaires... Très vite les questions s’accumulent : ne sommes-nous pas en train de prendre malgré nous le travail des employés locaux ? Quel est le manque à gagner pour eux et ont-ils une autre source de revenus ? La ferme ne serait-elle pas rentable sans le travail des volontaires ? Nous glanons quelques informations en questionnant les employés et surtout Anette, volontaire stambouliotte de la première heure, qui connait bien la ferme et fait office d’interprète. Mais, rapidement les employés perçoivent notre malaise et, comme victime du syndrome de Stockholm, s’empressent de prendre la défense du patron, un «homme bon» ! Ils changent de discours en affirmant que Fatma et Aïcha sont parties parce qu’elles avaient d’autres travaux à mener ailleurs, que de toute façon elles ne sont pas pauvres, qu’elles ont leurs propres arbres, et que travailler pour Ali constitue un simple extra. Il s’instaure une sorte de malentendu : alors que les volontaires croient naïvement prendre la défense des intérêts des employés, ces derniers ont le sentiment d’être jugés et se perdent en justifications. Ils affirment qu’ils sont contents que les volontaires viennent plus nombreux chaque année parce que cela profite au développement de la ferme et que l’année suivante il y aura plus de travail pour eux. Les employés vont même jusqu’à informer Ali de nos réticences et ce dernier nous adresse un sermon téléphonique par l’intermédiaire d’Anette : «Si vous n’êtes pas contents vous êtes libres de partir», sans blague ! La situation commence à devenir conflictuelle, d’autant que les volontaires n’ont pas été briefés sur les règles de la ferme, et notamment sur le fait qu’ils doivent aussi nettoyer les sanitaires.
Finalement, nous avons essayé d’estimer l’économie réalisée en faisant appel au volontariat : sur une récolte de 20 jours avec 7 volontaires dont la productivité est considérée 2 fois moindre que celle d’un travailleur local, l’économie représente environ 3000 TL (1500 Euros), ce qui est loin d’être négligeable au regard du salaire moyen en Turquie (430 $, Source : http://www.invest.gov.tr). Le réseau Wwoof semble pourtant s’étonner que certains Etats aient pu «poser des problèmes en considérant Wwoof comme une organisation clandestine de travailleurs migrants» (Site internet du Wwoof). Mais suite à cette expérience, nous trouvons plus étonnant encore que le Wwoof ne mette pas en garde contre le risque potentiel que représente une telle instrumentalisation en terme de déstabilisation des marchés du travail locaux en particulier dans les régions moins développées où le secteur agricole est le principal employeur.
A la recherche de l’éco-farm
Mais ces réticences d’ordre économique auraient pu être surmontées si nous avions eu le sentiment de participer à un véritable projet de préservation de l’environnement et de développement de l’agriculture biologique. Or, nous constatons que tout le monde cultive et récolte les olives de la même manière sur la péninsule et nous ne sommes même pas sûrs qu’il n’y ait pas usage d’engrais chimique. En réalité, les contraintes posées par les normes de protection de l’environnement sont présentées comme une véritable volonté du propriétaire de vivre écologiquement. Ainsi, alors que le site internet affirme que les huttes qui hébergent les volontaires ont été construites pour leur permettre de vivre au plus près de la nature, c’est en réalité parce qu’il est interdit de construire de nouvelles habitations, et au mois de novembre les nuits d’orage peuvent s’avérer assez... humides ! Nous plaisantons donc sur le concept d’eco-farm : nous prenons des eco-showers (douches écologiques) puisque nous sommes obligés d’utiliser un chauffe-eau qui fonctionne au feu de bois, les employés utilisent des éco-sticks (perche écologique) en fait de simples perches en bois pour frapper les arbres, le pick-up est nécessairement une eco-car, même si elle fonctionne à l’essence, sans parler de l’éco-poubelle dans laquelle tous nos déchets même plastiques sont brulés... Nous apprenons toutefois qu’en été Ali envoie une troupe de volontaires pour nettoyer la plage, ça c’est écologique ! Mais c’est un coup d’épée dans l’eau : en novembre, elle est de nouveau inondée de plastiques et autres canettes de bière vides faute de sensibilisation ou, plus prosaïquement, de poubelles publiques. Il y a bien la presse artisanale qui attend dans un coin de la ferme et que vente largement le site internet, mais Ali est bien trop occupé par ses diverses affaires pour la faire tourner et expliquer aux volontaires le processus de production d’huile d’olive. Les olives sont donc pressées, comme toutes celles de la péninsule, dans la presse du village voisin.
Par dessus tout, nous sommes frustrés par l’absence de réponses à nos questions puisque le seul qui serait en mesure de nous éclairer sur le fonctionnement de la ferme, les diverses variétés d’olives, le processus de production, est éternellement absent. Un dimanche, une de ses amies vient nous rendre visite, alors que nous nous trainons à 4 pattes pour ramasser ces putain d’olives, elle nous apprend qu’il est en train de faire du voilier avec son mari.
Mais qu’est-ce que je fais là !
Finalement, nous nous retrouvons face à nos propres errements, que faisons-nous là si cette situation est tant en contradiction avec nos valeurs ? Nous devrions logiquement partir, mais nous restons, pourquoi ? Est-ce parce qu’en réalité nous cherchions simplement le gîte et le couvert gratuit et que nous dissimulions ce mobile peu honorable derrière de grands principes humanistes ? Il y a peut-être un peu de ça, mais il y a aussi l’expérience du travail dans les champs que nous voulions vivre, l’odeur âcre des olives sur nos vêtements tachés, le partage de l’effort qui nous a permis de nouer des liens d’amitié fabuleux. Nous n’avons certes pas tout saisi à la production d’huile d’olive, mais nous en ressortons moins ignorants et naïfs qu’à notre arrivée, une petite famille s’est formée et, le moment venu, nous sommes tristes de la quitter. Finalement Ali dans tout ça n’est pas un mauvais bougre mais plutôt un type malin qui a su profiter d’une belle opportunité. Il faut tout de même lui reconnaitre le talent d’avoir su créer cette affaire il y a 8 ans alors qu’il ne restait que des ruines sur ce terrain et que tout le monde le prenait pour un fou. Ce projet a donc réussi, c’est devenu une affaire tout à fait lucrative dont il n’a plus à s’occuper que de loin et qui ne nécessite plus, comme aux premiers jours, de faire appel à des volontaires !
Mais qui veut des volontaires ?
Et puis il y a cette question socio-culturelle : est-il possible de faire du Wwoofing en respectant les grands principes de ce mouvement en Turquie ? En effet, on peut aisément penser que les Turcs qui ont l’idée saugrenue de se lancer dans ce genre de projet sont des personnes éduquées et relativement occidentalisées pour avoir eu connaissance de l’existence de ce mouvement. Ils parlent anglais et appartiennent certainement à une classe sociale aisée, ce sont des propriétaires terriens, des notables et non des familles pauvres non-anglophones qui auraient véritablement besoin d’une aide bénévole pour développer leur activité. Au cours de cette expérience, le responsable du projet Tatuta nous a proposé une autre ferme qui, parce qu’elle ne proposait que 4 heures de travail par jour, exigeait 40 TL par personne (le prix d’une chambre double) : il fallait tout simplement payer pour travailler. Il faut souligner ici le rôle de l’organisation turque de Woofing qui elle aussi mène sa petite affaire sans véritablement s’assurer que les principes de sa charte soient respectés sur le terrain. Ainsi, il nous a fallu payer 120 TL (60 Euros) de frais d’inscription pour simplement obtenir le contact de la ferme que nous aurions aisément pu trouver seuls sur internet si nous avions été un peu plus malins ! Toutefois, il serait abusif de conclure à une incompatibilité culturelle et il y a sûrement des fermes en Europe occidentale qui exploitent aussi sans vergogne ce filon. De même qu’il est possible de contribuer en Turquie à un vrai projet original en partageant le quotidien d’une famille turque en tant que volontaire, nos amis suisses en ont fait l’expérience à Kas quelques jours après avoir quitté Knidia. Enfin, ça a quand même beaucoup amusé les Turcs que nous avons rencontré par la suite d’apprendre que nous avions travaillé gratuitement 8 heures par jour !
Finalement, nous avons essayé d’estimer l’économie réalisée en faisant appel au volontariat : sur une récolte de 20 jours avec 7 volontaires dont la productivité est considérée 2 fois moindre que celle d’un travailleur local, l’économie représente environ 3000 TL (1500 Euros), ce qui est loin d’être négligeable au regard du salaire moyen en Turquie (430 $, Source : http://www.invest.gov.tr). Le réseau Wwoof semble pourtant s’étonner que certains Etats aient pu «poser des problèmes en considérant Wwoof comme une organisation clandestine de travailleurs migrants» (Site internet du Wwoof). Mais suite à cette expérience, nous trouvons plus étonnant encore que le Wwoof ne mette pas en garde contre le risque potentiel que représente une telle instrumentalisation en terme de déstabilisation des marchés du travail locaux en particulier dans les régions moins développées où le secteur agricole est le principal employeur.
A la recherche de l’éco-farm
Mais ces réticences d’ordre économique auraient pu être surmontées si nous avions eu le sentiment de participer à un véritable projet de préservation de l’environnement et de développement de l’agriculture biologique. Or, nous constatons que tout le monde cultive et récolte les olives de la même manière sur la péninsule et nous ne sommes même pas sûrs qu’il n’y ait pas usage d’engrais chimique. En réalité, les contraintes posées par les normes de protection de l’environnement sont présentées comme une véritable volonté du propriétaire de vivre écologiquement. Ainsi, alors que le site internet affirme que les huttes qui hébergent les volontaires ont été construites pour leur permettre de vivre au plus près de la nature, c’est en réalité parce qu’il est interdit de construire de nouvelles habitations, et au mois de novembre les nuits d’orage peuvent s’avérer assez... humides ! Nous plaisantons donc sur le concept d’eco-farm : nous prenons des eco-showers (douches écologiques) puisque nous sommes obligés d’utiliser un chauffe-eau qui fonctionne au feu de bois, les employés utilisent des éco-sticks (perche écologique) en fait de simples perches en bois pour frapper les arbres, le pick-up est nécessairement une eco-car, même si elle fonctionne à l’essence, sans parler de l’éco-poubelle dans laquelle tous nos déchets même plastiques sont brulés... Nous apprenons toutefois qu’en été Ali envoie une troupe de volontaires pour nettoyer la plage, ça c’est écologique ! Mais c’est un coup d’épée dans l’eau : en novembre, elle est de nouveau inondée de plastiques et autres canettes de bière vides faute de sensibilisation ou, plus prosaïquement, de poubelles publiques. Il y a bien la presse artisanale qui attend dans un coin de la ferme et que vente largement le site internet, mais Ali est bien trop occupé par ses diverses affaires pour la faire tourner et expliquer aux volontaires le processus de production d’huile d’olive. Les olives sont donc pressées, comme toutes celles de la péninsule, dans la presse du village voisin.
Par dessus tout, nous sommes frustrés par l’absence de réponses à nos questions puisque le seul qui serait en mesure de nous éclairer sur le fonctionnement de la ferme, les diverses variétés d’olives, le processus de production, est éternellement absent. Un dimanche, une de ses amies vient nous rendre visite, alors que nous nous trainons à 4 pattes pour ramasser ces putain d’olives, elle nous apprend qu’il est en train de faire du voilier avec son mari.
Mais qu’est-ce que je fais là !
Finalement, nous nous retrouvons face à nos propres errements, que faisons-nous là si cette situation est tant en contradiction avec nos valeurs ? Nous devrions logiquement partir, mais nous restons, pourquoi ? Est-ce parce qu’en réalité nous cherchions simplement le gîte et le couvert gratuit et que nous dissimulions ce mobile peu honorable derrière de grands principes humanistes ? Il y a peut-être un peu de ça, mais il y a aussi l’expérience du travail dans les champs que nous voulions vivre, l’odeur âcre des olives sur nos vêtements tachés, le partage de l’effort qui nous a permis de nouer des liens d’amitié fabuleux. Nous n’avons certes pas tout saisi à la production d’huile d’olive, mais nous en ressortons moins ignorants et naïfs qu’à notre arrivée, une petite famille s’est formée et, le moment venu, nous sommes tristes de la quitter. Finalement Ali dans tout ça n’est pas un mauvais bougre mais plutôt un type malin qui a su profiter d’une belle opportunité. Il faut tout de même lui reconnaitre le talent d’avoir su créer cette affaire il y a 8 ans alors qu’il ne restait que des ruines sur ce terrain et que tout le monde le prenait pour un fou. Ce projet a donc réussi, c’est devenu une affaire tout à fait lucrative dont il n’a plus à s’occuper que de loin et qui ne nécessite plus, comme aux premiers jours, de faire appel à des volontaires !
Mais qui veut des volontaires ?
Et puis il y a cette question socio-culturelle : est-il possible de faire du Wwoofing en respectant les grands principes de ce mouvement en Turquie ? En effet, on peut aisément penser que les Turcs qui ont l’idée saugrenue de se lancer dans ce genre de projet sont des personnes éduquées et relativement occidentalisées pour avoir eu connaissance de l’existence de ce mouvement. Ils parlent anglais et appartiennent certainement à une classe sociale aisée, ce sont des propriétaires terriens, des notables et non des familles pauvres non-anglophones qui auraient véritablement besoin d’une aide bénévole pour développer leur activité. Au cours de cette expérience, le responsable du projet Tatuta nous a proposé une autre ferme qui, parce qu’elle ne proposait que 4 heures de travail par jour, exigeait 40 TL par personne (le prix d’une chambre double) : il fallait tout simplement payer pour travailler. Il faut souligner ici le rôle de l’organisation turque de Woofing qui elle aussi mène sa petite affaire sans véritablement s’assurer que les principes de sa charte soient respectés sur le terrain. Ainsi, il nous a fallu payer 120 TL (60 Euros) de frais d’inscription pour simplement obtenir le contact de la ferme que nous aurions aisément pu trouver seuls sur internet si nous avions été un peu plus malins ! Toutefois, il serait abusif de conclure à une incompatibilité culturelle et il y a sûrement des fermes en Europe occidentale qui exploitent aussi sans vergogne ce filon. De même qu’il est possible de contribuer en Turquie à un vrai projet original en partageant le quotidien d’une famille turque en tant que volontaire, nos amis suisses en ont fait l’expérience à Kas quelques jours après avoir quitté Knidia. Enfin, ça a quand même beaucoup amusé les Turcs que nous avons rencontré par la suite d’apprendre que nous avions travaillé gratuitement 8 heures par jour !
(Vidéo à caractère humoristique)
Tout s'éclaire ! Le discours un peu désabusé après avoir terminé votre séjour...Les voyageurs aussi généreux soient ils, n'échappent pas aux profiteurs.
RépondreSupprimerCe n'est pas trés grave et ce sera utile pour le reste de votre voyage.