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lundi 31 janvier 2011

Deux générations de paysans turcs

 
Simge, princesse de Yaziköy

Nul besoin de fards pour éclairer le visage hâlé et les yeux noisette de Simge quand elle traverse de sa démarche nonchalante les champs d’oliviers. Dès le premier regard, on est charmé, intimidé par la personnalité insondable de cette jeune paysanne de 26 ans à la classe naturelle. Ses yeux se perdent au loin, bien au delà de ce bout de terre au nom chantant de Yaziköy.

 

Installée au volant du pick up de la ferme, Simge est la première femme de sa famille à conduire l’équipe des ramasseurs à travers les chemins escarpés qui mènent aux oliviers. «Pick up», «come here», «lunch time», c’est aussi la seule qui parle anglais parmi les Turcs, c’est donc elle la patronne, celle qui organise la journée de chacun, et personne n’oserait lui contester cette douce autorité. Timide et réservée,  son visage s’illumine brusquement d’un sourire furtif quand on vient lui parler.

Simge a étudié la comptabilité il y a 3 ans dans la ville de Mugla, et c’est elle qui a pour mission de compter, compter les arbres qu’il reste à faire, compter les jours de travail des volontaires et des employés, compter les kilos d’olives récoltées et les kilos d’huile escomptées... A la fin de la journée, alors que tout le reste de l’équipe est déjà rentré se reposer, Simge va déposer la récolte du jour à l’olive factory du village voisin, et assure avec ses hommes crasseux la pesée des précieuses olives dont l’huile est réputée sur toute la péninsule. Jeune femme fluette et fatiguée du labeur de la journée, face aux virils colosses en salopette huileuse, elle tient tête et sa parole est respectée. Combien d’entres eux ont rêvé de faire chavirer un jour le coeur de Simge la jolie jeune fille du village d’à côté ? Dans les champs parfois elle s’isole, l’air détaché, et fume une cigarette, en cachette de sa mère Noura, ou entame un chant populaire turc à l’ombre d’un arbre. A quoi rêve Simge, princesse de Yaziköy, quand elle fume sa cigarette ?

La vie de Simge semble être calée sur le rythme de la nature, des saisons, des floraisons et des récoltes. A quel avenir peut-elle rêver, en dehors de ces champs d’oliviers, principale ressource de la péninsule ?


Un soir, elle nous propose de dormir chez elle et d’aller au mariage du village voisin avec son fiancé Afghan, à qui elle est promise pour l’été prochain. Nous découvrons alors une toute autre femme. Troquant ses vieilles baskets et son jogging de travail contre un jean moulant et des ballerines, dénouant son foulard et lâchant ses cheveux bruns, elle s’enveloppe de son parfum préféré, farde ses paupières et m’emmène dans sa chambre pour me prêter du maquillage. Comme toutes les filles de la terre entière elle se prépare pour aller sortir, et rejoindre son fiancé, avec beaucoup de coquetterie et un brun d’impatience. Sur la piste de danse, la jeune fille épanouie a la joie débordante. Afghan lui a promis une autre vie, à Palamut Bükü, petite station balnéaire entourée de champs d’oliviers toujours, mais dans un immense appartement flambant neuf, avec terrasse et vue sur la mer. Après le mariage elle quittera les champs, les olives, la terre sous les ongles et les tâches d’huile pour une vie plus confortable. Est-ce à cela que pense Simge, quand elle fume sa cigarette ?





Bédouane, une vie à travers champs 

Son corps ressemble à un tronc d’olivier : fin, sec et noueux. Bédouane n’en est pas moins un homme d’une force surprenante pouvant porter des sacs d’olives pesant jusqu'à 50 kg alors que lui ne doit pas en peser plus de 60, tout de muscles. Du haut de son petit mètre 70, il a ce regard bienveillant émaillé d’un sourire généreux qu’appuie sa grosse moustache. Sa peau mate et ridée, tannée par les rayons du soleil de la péninsule, porte les stigmates de ce sourire indélébile.

A 48 ans, il dévale les champs d’oliviers et d’amandiers depuis sa plus tendre enfance et en connaît tous les secrets. De condition modeste, il ne possède qu’une quinzaine d’oliviers. Bédouane ne sait pas lire. Il est marié à une femme de 39 ans qui lui a donné deux fils aujourd’hui âgés de 12 et 17 ans. Homme d’expérience, c’est à lui que l’on s’adresse au moindre doute sur l’arbre à récolter ou sur la méthode à employer. Nous regrettons d’ailleurs de ne pas avoir pu profiter de ses connaissances du fait de la barrière de la langue : son anglais se résume à « Hello » qu’il emploie pour saluer l’appareil photo. Dans le labeur, l’homme regorge d’énergie quand il frappe les branches d’oliviers avec sa longue perche. Ses mouvements sont secs et précis et déclenchent de grasses pluies d’olives et nous sommes bien incapables de rivaliser avec sa dextérité. S’il ne se refuse jamais une petite pause pour savourer une cigarette, il n’hésite pas à te secouer pour que tu accélères le rythme. Il délaisse alors un temps sa noble besogne de cogneur d’oliviers pour te faire une démonstration d’efficacité : en une minute à peine, il a ramassé toutes les olives du périmètre que tu t’apprêtais à couvrir tranquillement en un quart d’heure. L’homme est taquin : il fait mine de t’engueuler très sérieusement en turc tout en sachant que tu ne comprends rien et, soudain, il part dans un grand éclat de rire. Il crie, hoche la tête, cherche à comprendre puis abandonne. Malicieux, quand le labeur commence à lui peser, il t’envoie discrètement quelques olives dans le dos, où te chatouille la nuque avec sa grande perche.

 

Bédouane est un bon vivant qui aime rire et picoler, profiter de l’instant présent. Le lendemain du mariage vers 11H00 dans les champs, il m’explique qu’il a faim. En fait, il n’a pas mangé ce matin parce que la veille il avait trop bu et son estomac en était encore tout engourdi.

Et puisque notre communication ne peut-être orale, alors elle sera physique ! Il grimpe dans les arbres et pète un coup te lance un regard amusé et attend ton rire, c’est un truc facile à partager. Il ne tient pas en place, court, saute, te bouscule, rien de l’arrête. Il se bagarre avec Gabriel, le colosse suisse ne lui fait pas peur. Il me prend dans ses bras et nous marchons bras dessus bras dessous. Fasciné par mon chapeau, il me le chipe avec sa grande perche et l’essaye, révélant le faible diamètre de son crâne.

Sa générosité, c’est celle de la nature qui l’entoure : il lance des pierres sur les amandiers pour faire tomber les dernières amandes restées sur les branches. Il s’excite, et bourre énergiquement mes poches de toutes ces amandes. Nous descendons ensemble le chemin du retour quand, brutalement je le vois changer de direction, sauter dans les buissons et grimper à un olivier sauvage dont il coupe une dizaine de branches. Il nous alpague et nous venons lui porter assistance pour remonter son butin qu’il rassemble en fagot et cale sur son dos. Chargé comme un mulet, son corps entièrement dissimulé par les branches, il trouve encore la force de piquer un sprint. Impossible de le suivre, l’homme est trop rapide pour ma jeunesse épuisée par trop d’années le cul posé sur une chaise.

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