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jeudi 21 octobre 2010

Venise l'orgueilleuse



A l’échelle de la Méditerranée, Venise est une cité relativement récente : créée au VIIème siècle, elle n’a pas de passé antique et l’âge de ses pierres se compte plus en siècles qu’en millénaires, pourtant l’histoire est bien là puissante, saisissante. Son origine est plutôt humble, fondée par des populations pauvres fuyant les menaces terrestres des pillages des vandales et d’autres peuplades barbares. Ainsi, Venise n’est pas une terre promise mais plutôt le produit d’une forme d’exil marin dans un espace instable et hostile que les hommes, par leur génie et leur labeur ont progressivement domestiqué. Mais la lagune demeure aujourd’hui encore une menace et Torcello, l’île maudite «trahie par les eaux», abandonnée et infestée par les rats, témoigne de cette fragilité.

Cité-Etat dotée d’une République millénaire vantée pour ses qualités de modération, Venise imposera sa domination sur la Méditerranée et ses routes commerciales à l’époque médiévale. « Tout au départ est déterminé par des sacs de poivre et d’épices diverses, denrées précieuses pour lesquelles l’Europe a une passion maladive [...]. Ce triomphe de Venise, c’est un long dossier d’histoire où tout se mêle : les vertus d’un peuple travailleur, les sagesses d’un gouvernement raisonnable, les hasards de l’histoire, plus quelques brutalités exécrables.» Ses relations tumultueuses avec l’empire Byzantin, à qui elle porte secours face à la menace normande puis qu’elle martyrise lors du sac de Constantinople en 1204, en font la cité la plus orientale de l’Europe de l’Ouest. Elle va chercher de par les mers les attributs de sa domination, dérobant les chevaux de Saint-Marc à Constantinople ainsi que les lions de l’Arsenal qui veillaient paisiblement sur l’Acropole d’Athènes. Venise l’orgueilleuse, telle une reine coquette et capricieuse, dérobe ses bijoux aux quatre coins de la Méditerranée.

Enfin, le destin de Venise est le reflet de celui de la Méditerranée : «Ce qui a eu raison de Venise, ce sont les routes du monde qui se déplacent lentement de la Méditerranée à l’Atlantique ; ce sont les Etats nationaux qui grandissent. Dès le XVI ème siècle, Venise se heurte à ces corps épais : l’Espagne, la France, l’une et l’autre avec des prétentions impériales ; plus encore surgit l’empire turc, colosse d’un autre âge, mais colosse contre lequel elle s’épuisera.» C’est à ce moment là que le temps semble s’être arrêté, la cité s’est comme figée dans le souvenir de sa gloire passée. Elle se fait musée à ciel ouvert où le faste de ses dorures s'oxyde lentement et où les luttes économiques et territoriales laissent désormais place aux enjeux mémoriels et symboliques d’un patrimoine devenu universel.

Les pieds dans le musée
Nous mettons les deux pieds dans le musée et défilent alors les cartes postales du Canal grande avec ses gondoles qui nous donnent l’impression étrange d’un déjà-vu. C’est un peu plus loin que l’on découvre autre chose, en flânant dans les ruelles des quartiers périphériques comme le quartier juif. Ici les habitants ont une vie normale, ils discutent avec leurs voisins, certains déménagent sur leurs barques motorisées chargées de cartons, de meubles et d’électroménager. Sur d’autres barques, des ouvriers qui rénovent de vieilles bâtisses transportent des gravats, briques et poutres de bois. C’est à ce moment-là que l’on perçoit la particularité de cette vie-là, une ville unique où l’eau est autour de soi, devant derrière dessous, inévitable. Une ville unique où aucune voiture ne vient perturber la sieste bercée par le ronronnement des vaporettos, où les trajets quotidiens se font au rythme calme et imprévisible des canots.
 
Ce que nous retenons de Venise c’est son eau qui fait pourrir inexorablement ses ponts et ses portes de bois sculptées, qui fait rouiller les chaînes des bateaux, qui fait verdir ses façades Renaissance. Ici le temps qui passe laisse ses marques humides sur la ville, comme une fatalité. Préserver et conserver le patrimoine c’est le laisser tel quel, pas de peinture imperméable, pas de béton résistant ni de ceinture périphérique... Venise se donne telle quelle et moderniser est un anachronisme. L’odeur de la ville est un mélange d’humidité de pourriture, de nourriture ; il y a quelque chose qui ronge, érode, moisit et périt. «Mort à Venise».
 
Cet univers fantasmagorique orné de coupoles orientales, de lions ailés et des chevaux de Byzance, de lunes, d’étoiles et de soleils, a le charme désuet de vieilleries de brocante. Comme d’ailleurs les soieries et velours des robes, les plumes et les perles des masques que l’on voit dans quelques vitrines, et qui renvoient le même faste un peu kitch, passé de mode. On se croirait plongé dans le rêve féérique d’une petite fille, non pas à Disneyland mais plutôt au pays des merveilles d’Alice, aux pays d’Oz et du baron de Münchhausen, à la fois merveilleux et un peu inquiétants, cauchemardesques.
 
A déambuler dans les ruelles et les canaux à la nuit tombée, on croirait qu’un homme masqué va surgir avec sa grande cape noire et satinée, suivi de deux jeunes femmes aux longues chevelures bouclées et aux corsets négligemment défaits, riant aux éclats. Venise ce n’est pas la fin d’un monde, mais l’éternité d’une époque, d’un art de vivre, d’une légèreté et d’une impudeur. « On l’a bien trop imaginée avant de la connaître pour la voir telle qu’elle est. Nous l’aimons au travers de nous-mêmes. Sortilège, illusion, piège, glaces déformantes, voilà ce qu’elle est, voilà ce que nous lui demandons d’être... C’est son irréalité qui crée les enchantements et les mythes et les charmes de Venise.»
 
Et puis, il n’y a pas que la cité, il y a la lagune sur les flots desquels nous nous sommes laissés porter. Entre terre et mer nous apercevons d’autres frontières. L'orgueil de Venise a ainsi repoussé un peu plus loin l’art dangereux des verriers de l’île de Murano et plus loin encore les modestes pêcheurs et dentellières de Burano. C’est pourtant au contact des façades colorées de cette dernière que nous avons perçu les charmes d’une vie possible, en dehors du musée.  



NB : Il n’est pas aisé d’écrire sur Venise tant elle a inspiré des plumes talentueuses, c’est pourquoi nous avons fait appel à Fernand Braudel, chantre de la Méditerranée. Toutes les citations ci-dessus sont ainsi tirées de l’ouvrage  La Méditerranée, les hommes et l’héritage publié pour la première fois en 1977. 


NB 2 : vous pouvez aussi aller voir toutes nos photos de Venise en cliquant ici


 

1 commentaire:

  1. Nous en revenons nous aussi et le charme a encore opéré, surtout lorsque dans le quartier étudiant, derrière l arsenal ou comme vous dites dans le ghetto (d'ailleurs il y a un petit bout de quartier HLM qui s'est caché derrière, c'est rigolo), au milieu de gens normaux, que c'est le plus agréable...
    Quelques photos de plus sur http://canardbavard.tumblr.com

    Tom

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